Mayotte, Agence France-Presse (AFP), 15 mai 2016.
"Une nouvelle action "d’expulsion pacifique contre l’immigration clandestine" visant particulièrement la population comorienne a eu lieu dimanche à Mayotte, à l’appel d’un collectif d’habitants d’une commune de l’île, a constaté une journaliste de l’AFP.
Plus d’une centaine de villageois ont sillonné les rues de Bouéni (sud), tapant avec des bâtons sur des casseroles et chantant, et pénétré dans les habitations de tôles des personnes qu’ils souhaitaient déloger de force. La plupart des cases étaient vides, les occupants, alertés, ayant déserté leurs habitations.
Les membres du collectif ont menacé verbalement les journalistes présents ainsi que des citoyens venant manifester pacifiquement contre ces expulsions, les sommant de quitter les lieux. Cette opération est la quatrième recensée depuis janvier.
Près d’un millier de personnes, selon la Cimade (association de défense des droits des étrangers), ont déjà été expulsées de leurs habitations, parfois détruites, dans les villages de Tsimkoura, Poroani et Choungi (sud). Parmi celles-ci, des femmes et enfants, ayant parfois passé la nuit dehors sur le bord de la route ; certaines personnes en situation régulière ont pu être relogées par des associations, d’autres en situation irrégulière ont été reconduites à la frontière par les forces de l’ordre."
Mayotte, l'estran. |
Contexte
La population de Mayotte est passée de 45.000 habitants en 1975 à 230.000 habitants en 2016, dont 40 % d’étrangers. Terre d’immigration, Mayotte est aussi un lieu de chômage et d’émigration massive. Le taux de chômage atteint 22 % et près de 20 % des Mahorais ont quitté l’île entre 2002 et 2012. L’Administration évalue le nombre de clandestins entre 50.000 et 55.000 personnes. Le flux annuel de clandestins arrivant à Mayotte est estimé à 16.000 personnes. À titre de comparaison, ces cinq dernières années, l’État français a procédé à 87.790 expulsions d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire métropolitain et à 93.147 expulsions à Mayotte.
"Les clandestins, c’est nous qui les logeons, nous qui leur prêtons nos barques pour qu’ils aillent pêcher, notre terrain pour qu’ils le cultivent… Il faut que chacun prenne ses responsabilités". Un élu mahorais, lors des événements de Bandrélé, Mayotte Hebdo, n ° 132, septembre 2003, cité par Nicolas Roinsard , "Le 101e département", La Vie des idées, 8 mai 2012.
Le clandestin, figure de toutes les ambiguïtés
Les premiers visages de la crise. Les clandestins, stigmatisés par des tracts. "Vols, agressions et meurtres au quotidien" ; "Climat de psychose installé" ; "Système de santé débordé" ; "Écoles surchargées = enfants en danger = délinquance juvénile et chômage en masse".
Tract appelant à une manifestation et à des actions d'expulsions le 15 mai 2016.
La figure du clandestin est particulièrement ambiguë à Mayotte. Cristallisant toutes les peurs, rendu unanimement responsable de tous les maux, le travailleur migrant clandestin est rattaché aux habitants de l’île par de multiples liens culturels et familiaux et constitue un acteur essentiel de l’économie encore largement informelle de l’île.
Travaillant dans l’agriculture, la pêche traditionnelle et le bâtiment, les travailleurs migrants et leurs familles en situation illégale bénéficient de la solidarité active d’une partie des habitants de l’île qui les protègent des contrôles de la Police aux Frontières (PAF) et d’une toute relative tolérance de l’Administration qui ne poursuit pas leurs employeurs mahorais.
Deux visages de la crise
La crise des "décasages" succède aux incidents qui se sont déroulés en 2001 à Sada et en 2003 à Bandrele, destinés à chasser les familles des travailleurs migrants de ces villages. Mais contrairement à ces crises, la crise de 2016 vise aussi les Mahorais qui les hébergent ou les emploient.
Il est évident que les "collectifs villageois" sont convaincus que la présence des travailleurs migrants est motivée par l’accueil que leur réserve une partie de la population. Nombre de Mahorais leur procurent, pour des raisons économiques ou personnelles, du travail, un logement ou un espace pour construire un "banga", une parcelle à cultiver ou une toute relative protection.
La crise va donc logiquement commencer par des pressions exercées à l’encontre des Mahorais qui logent ou qui emploient des travailleurs migrants ; se développer avec des manifestations destinées à intimider les familles des travailleurs migrants tout autant que les propriétaires des logements ; s’amplifier avec les menaces formulées pour interdire les retours ; et atteindre son paroxysme avec le "grand voulé" festif permettant aux "collectifs villageois" d’afficher leurs soutiens au sein du village et de se compter.
Le deuxième visage de la crise oppose les Mahorais entre eux. Les "comités villageois" mobilisent les liens communautaires et coutumiers contre les Mahorais en relation avec les familles des travailleurs migrants. Ces pressions intracommunautaires sont codées et les violences ne sont pas physiques, mais sociales. Les opposants sont menacés d'ostracisme, une forme de mort sociale dans une communauté très soudée.
La troisième figure de la crise, détestable. Des familles bannies marchant le long des routes et les enfants déscolarisés, les premières victimes. Pour beaucoup, le camp de la Place de la République devient le visage de la xénophobie mahoraise et de la complicité tacite de l'État.
Le coup de force d'une minorité
Les activistes des "collectifs villageois" sont peu nombreux. Une centaine de personnes (AFP) pour une population de 6.000 habitants (Insee) à Bouéni. Cette minorité agissante qui manifeste pour intimider les familles des travailleurs migrants réussit à détourner à son profit les solidarités villageoises. Instrumentalisant les réseaux traditionnels, jouant les peurs et les clivages, elle obtient une forme de consensus autour de l’expulsion des clandestins.
La décision collective obtenue par les "comités villageois" semble suffisamment légitime à la population pour que la grande majorité des habitants qui accueille des familles des travailleurs migrants rompe leurs engagements et leur demande de partir. Rares sont ceux qui tiennent tête aux "collectifs villageois".
La réaction des autorités peut paraître ambiguë. Elles sont parfois jugées complices des collectifs. Il faut noter que si les membres des collectifs ne sont pas inconnus, les actions individuelles restent à la limite du cadre légal. Les agissements des "collectifs villageois" sont publiques, mais codées, difficiles à caractériser. L'ostracisme n’est pas un délit, l’expulsion d'habitants en est un, mais nombre de familles visées par les manifestants se sont enfuies de leurs logements avant les manifestations.
Le cadre légal commun conçu pour réprimer les délits individuels se révèle inadapté à une société traditionnelle marquée par l’entre-soi.
La quatrième figure de la crise. La rumeur, l’ambiguïté, les menaces implicites, les pressions collectives dans des villages encore très traditionnels, où la communauté villageoise est la source des identités ; où le groupe prévaut sur l’individu et les solidarités familiales, coutumières ou religieuses s’imposent aux relations interpersonnelles.
Menaces d’ostracisme à l’encontre de ceux qui soutiennent des travailleurs migrants.
Menaces suffisamment alarmantes à l’égard des familles de ces derniers pour qu’elles fuient avant même l’arrivée des cortèges.
Les intimidations collectives sont formulées de façon ambiguë pour ne pas pouvoir faire l’objet de poursuites, signe d’une aussi bonne maîtrise du droit commun que de l’art de manipuler les solidarités villageoises.
Une crise qui en annonce tant d'autres
Les "collectifs villageois" ont réussi leur coup de force. Face à ce qui leur semble être une impuissance de l’État à réduire la pression migratoire, ils se sont repliés sur la matrice sociale de l’île, la communauté villageoise ; ils ont instrumentalisé les pratiques traditionnelles en déshérence depuis la mise en place du droit commun ; ils ont imposé aux villageois une apparence de consensus légitimant l’expulsion des travailleurs migrants
Les institutions coutumières, devenues théoriquement caduques dans le cadre de la départementalisation, se révèlent toujours assez opérantes pour imposer une décision illégitime à une majorité d’habitants, les amenant à dénoncer leurs engagements individuels envers l’Anjouanais.
La petite minorité convaincue que tous les maux de l’île peuvent être attribués aux étrangers sera déçue. La délinquance, la déliquescence des systèmes éducatifs et sanitaires qui rongent l’île ne se résument pas à une surpopulation locale.
L'expulsion des travailleurs migrants ne fait que nourrir une crise économique larvée alimentée entre autres par le coût très élevé du travail, coût jusque là modéré par les faibles rémunérations perçues par les travailleurs migrants. Ce coût du travail disproportionné par rapport au contexte régional détruit les emplois comme les activités locales et attire les clandestins.
La Préfecture demeure en retrait. Les "collectifs villageois" ont réussi à s’inscrire aux limites du cadre légal. Les menaces restent ambiguës, les collectifs jouent sur les peurs.
Les autorités sont conscientes du rôle des travailleurs migrants dans l’économie insulaire tout autant que de la relative protection que leur accorde une partie de la population. Mais la crise offre l’occasion de réduire une pression migratoire gérée au quotidien à la limite ou hors du cadre légal. Dans la logique de la politique "du chiffre", elle tire parti de la situation en procédant à l’expulsion des familles de travailleurs migrants en situation irrégulière, légitimant l’action des "collectifs villageois".
Les travailleurs migrants sont les premières victimes de la crise. Dans le contexte de l’exode rural frappant la société mahoraise, ils ont toute leur place dans l’économie de l’île, se substituant aux jeunes générations qui délaissent les activités agricoles et artisanales.
Pour nombre de ces travailleurs en situation régulière, l’avenir s’annonce sombre. La pression que les "collectifs villageois" maintiennent sur la population rendra leur retour difficile. Ayant perdu leurs emplois et leurs logements, leur carte de séjour ne sera pas renouvelée.
Pour l'économie et les employeurs mahorais, la situation est difficile. Nombre d’activités ne survivent que grâce aux travailleurs migrants qui possèdent le savoir-faire traditionnel et acceptent des revenus très faibles et bien que supérieurs à ce qu’ils peuvent espérer sur leurs îles.
Dans un contexte économique régional très concurrentiel, nombre d’activités économiques sont condamnées à péricliter ou à disparaître.
La société mahoraise traditionnelle est la grande perdante de la crise. La manipulation des réseaux de solidarité familiaux et coutumiers par une minorité agissante est un coup très dur porté à sa légitimité. La crise laissera des traces profondes dans les familles et dans les villages.
L’ultime visage de la crise : la haine de l'autre
L’ultime visage de cette crise. L’image effrayante, relayée par les médias, de populations unies dans la haine, chassant de façon indiscriminée ses voisins, détruisant leurs biens pour empêcher tout retour et effacer jusqu’au souvenir de leur présence.
Une image détestable stigmatisant toute la population de l’île et la laissant sans beaucoup de défenseurs, mais suffisamment simple et directe pour se graver durablement dans les mémoires et oblitérer pour longtemps l’avenir de l’île.
Liens externes
La Cimade, "Mayotte : la chasse aux étrangers par la population est ouverte… et couverte" : http://www.lacimade.org/mayotte-la-chasse-aux-etrangers-par-la-population-est-ouverte-et-couverte/
Libération, Laurent Decloitre, les éventements de Bandrele, "Les feux de la haine à Mayotte." 13 novembre 2003" : http://www.liberation.fr/grand-angle/2003/11/13/les-feux-de-la-haine-a-mayotte_451671
Blanchy Sophie, "Mayotte : "française à tout prix" ", Ethnologie française 4/2002 (Vol. 32) , p. 677-687 : https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2002-4-page-677.htm
Carole Barthès, "Effets de la régularisation foncière à Mayotte. Pluralisme, incertitude, jeux d’acteurs et métissage", Économie rurale, 313-314 | 2009, 99-114 : https://economierurale.revues.org/2376
Jean-Michel Sourisseau et Perrine Burnod, "Changement institutionnel et immigration clandestine à Mayotte. Quelles conséquences sur les relations de travail dans le secteur agricole ?", Autrepart 3/2007 (n° 43) , p. 165-176" : https://www.cairn.info/revue-autrepart-2007-3-page-165.htm
Nicolas Roinsard, "Le 101ème département", La Vie des idées, 8 mai 2012 : http://www.laviedesidees.fr/Le-101eme-departement.html
Nicolas Roinsard, "Des inégalités aux mobilités Outre-mer : une sociologie des migrations dans la France de l'océan Indien (Mayotte, La Réunion) " : Mobilités ultramarines
Duflo Marie, Ghaem Marjane, "Mayotte, une zone de non-droit", Plein droit 1/2014 (n° 100), p. 31-34 : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2014-1-page-31.htm
Yann Gérard, "La place des clandestins dans la ville, Pratiques foncières et Comoriens à Mamoudzou (Mayotte)" : https://drive.google.com/open?id=0BwfMW-Jf25PCTldtXzZLd25sWHc
Carayol Rémi, "Mayotte : une société disloquée", Plein droit 3/2007 (n° 74), p. 7-12 : www.cairn.info/revue-plein-droit-2007-3-page-7.htm.
Senat, "Mayotte : un éclairage budgétaire sur le défi de l'immigration clandestine" : https://www.senat.fr/rap/r07-461/r07-4615.html
Lien complémentaire
Pour ceux que cette situation désespère, 4'15" de nostalgie : http://www.dailymotion.com/video/x8eeqs_fernand-reynaud-le-douanier_fun,